Différents recours sont offerts aux personnes qui ont vécu un abus policier en contexte de manifestations. Il est fortement recommandé aux victimes de noter en détail ce qui est arrivé et ce, dès que possible. Les recours peuvent être exercés parallèlement à la contestation du constat d’infraction ou à la défense face à des accusations criminelles, le cas échéant. Dans ce deuxième cas, il est conseillé de parler à un-e avocat-e.
Dans cette page, nous vous présentons les recours possibles auprès du Commissaire à la déontologie policière, de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et du Bureau des enquêtes indépendantes, ainsi que les possibilités de poursuite au civil et d’actions collectives.
La déontologie policière
Le Commissaire à la déontologie policière reçoit des plaintes pour tout comportement policier dérogatoire au Code de déontologie des policiers du Québec. Voici quelques exemples : insultes, usage de la force excessive, abus d’autorité, arrestation ou détention illégale, refus de s’identifier, etc. La plainte de la victime, d’un témoin de l’abus policier ou de toute autre personne doit être portée dans un délai maximal d’un an suivant la date de l’évènement ou sa connaissance. Le formulaire de plainte est disponible en ligne.
Le Commissaire décidera si votre plainte est admissible dans un délai de 40 jours. Si elle est jugée frivole ou infondée, le dossier sera fermé. Dans les autres cas, un processus de conciliation sera proposé dans un délai de 45 jours. La conciliation consiste en une rencontre avec le policier ou la policière visé-e par la plainte en présence d’un conciliateur ou d’une conciliatrice employé-e par le Commissaire.
L’objectif est de trouver un terrain commun de compréhension de l’événement et de signer un règlement qui fermera la plainte. Vous pouvez refuser d’y participer : il faut alors faire valoir auprès du Commissaire les motifs pour lesquels vous jugez que la conciliation est inappropriée dans votre cas. Ces motifs sont la plupart du temps jugés non valables et il est fort probable que le dossier sera fermé. Si vous y participez mais que la conciliation échoue, la plainte est soit fermée, soit envoyée pour enquête. L’enquête peut durer six mois. Sur la base du rapport d’enquête, le Commissaire décidera de rejeter la plainte ou de la soumettre au Comité de déontologie policière.
Le Comité de déontologie policière est un tribunal administratif qui peut imposer diverses sanctions disciplinaires aux policiers et policières, tel que l’avertissement, le blâme, la suspension, la rétrogradation ou la destitution. Ce processus ne donne donc pas lieu à un dédommagement pour la victime ni à des ordonnances de changements systémiques.
Le processus déontologique est très critiqué parce que les forces de l’ordre sont rarement sanctionnées. Par exemple, en 2018-2019, le Commissaire a reçu 1 867 plaintes (Commissaire, p. 35). Durant la même période, le Commissaire a décrété la tenue d’une enquête dans 168 dossiers (p. 48). Parmi les enquêtes terminées en 2018-2019, il a déposé des citations devant le Comité de déontologie policière dans 53 dossiers, lesquels impliquaient 85 policiers et agents (p. 54).
Pour sa part, en 2018-2019, le Comité a conclu à des conduites dérogatoires dans 21 dossiers. Sur ces 21 dossiers, il a adressé un blâme dans 6% des cas, prononcé une suspension dans 65% des dossiers et déclaré les policiers et policières inhabiles à exercer leur fonction pour une durée maximale de 5 ans dans 28% des cas (Comité, p. 14-15).
* Il est à noter que l’ensemble du processus (traitement d’une plainte, déclenchement d’une enquête, dépôt d’une citation devant le Comité, décision du Comité) peut s’échelonner sur plusieurs années. Les données sur le nombre d’enquêtes, le nombre de citations et le nombre de décisions rendues en 2018-2019 concernent souvent des plaintes reçues au cours des années précédentes.
Références :
Comité de déontologie policière, Rapport annuel de gestion 2018-2019
Commissaire à la déontologie policière, Rapport annuel 2018-2019
Commissaire à la déontologie policière, Déposer une plainte
La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ)
Si vous estimez avoir fait l’objet, de la part des forces de l’ordre, de profilage ou de traitement discriminatoire en raison notamment de votre origine ethnique, de votre genre, de votre condition sociale ou de vos convictions politiques, vous pouvez porter plainte individuellement ou collectivement à la CDPDJ. Vous avez un délai maximal de six mois pour le faire (ou trois ans en cas de préjudice corporel) (Doré). Un formulaire de plainte est disponible en ligne.
Si votre plainte est jugée recevable, une médiation optionnelle vous sera proposée. Si vous la refusez ou si la médiation échoue, votre plainte sera envoyée pour enquête. Sur la base de cette enquête, le Comité des plaintes de la CDPDJ pourrait juger que la preuve est insuffisante pour poursuivre, ou proposer des mesures de redressement devant être mises en œuvre par les services policiers impliqués.
En cas de refus ou d’inaction de leur part, la CDPDJ pourra saisir le Tribunal des droits de la personne. À ce moment, la CDPDJ vous représentera et le Tribunal, à l’issue du procès, pourra rendre diverses ordonnances réparatrices et prospectives : octroi de dommages-intérêts pour les dommages subis, mise en place au sein du service de police d’un programme de formation sur la discrimination et le profilage, ou autre.
Il faut s’armer de patience, les délais sont très longs à la CDPDJ : au 31 mars 2019, le délai moyen de traitement d’une plainte en discrimination était de 20 mois (Rapport annuel, p.37).
Références :
Doré c. Verdun (Ville) (1997) 2 RCS 862
Le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI)
Créé en 2013, le BEI est un corps de police spécialisé qui est entré en activité en juin 2016. Il enquête sur les cas suivants :
- décès et blessure grave (pouvant entraîner la mort ou résultant en des conséquences physiques graves) ou par arme à feu lors d’une intervention policière ou lors de la détention par un corps policier ;
- allégations d’infraction à caractère sexuel commise par un-e policier ou une policière-e dans l’exercice de ses fonctions ;
- toute allégation de nature criminelle visant des policiers ou policières lorsque la victime est autochtone ;
- à la demande du ministre, toute autre allégation de nature criminelle contre un policier ou une policière.
Une enquête du BEI pourrait être déclenchée si un-e manifestant-e est blessé-e gravement ou tué-e lors d’une manifestation, par exemple. Toutefois, une personne ne peut pas directement porter plainte au BEI. Une enquête ne peut être déclenchée que lorsque la direction du corps de police impliqué dans l’incident avise le BEI d’un événement qui correspondent à l’un des critères ci-haut.
L’enquête du BEI consiste à récolter des témoignages, des faits et des éléments pour reconstituer l’événement visé afin de produire un rapport d’enquête détaillé. Celui-ci est remis au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) qui décide ensuite s’il y a lieu de porter ou non des accusations criminelles contre les agent-e-s impliqué-e-s. Le rapport est aussi remis au Bureau du coroner en cas de décès.
Entre le moment de sa première enquête en juin 2016 et le 3 octobre 2021, le BEI a ouvert 242 dossiers d’enquêtes indépendantes (site Web BEI). Il a ouvert, en date du 31 décembre 2020, 188 dossiers d’allégations criminelles contre des policiers et policières ; des accusations criminelles ont été déposé contre des policier et policières dans 13 dossiers (site Web BEI).
La Ligue des droits et libertés et la Coalition contre la répression et les abus policiers ont publié en 2020 un rapport d’analyse critique sur les trois premières années d’enquête du BEI. Le constat est clair : le BEI n’est pas un organisme indépendant du milieu policier, transparent et impartial. Il est nécessaire d’entreprendre une réforme en profondeur du BEI pour qu’il puisse susciter la confiance de la population et des proches des personnes tuées ou blessées lors d’une intervention policière (LDL et CRAP).
Références :
Bureau des enquêtes indépendantes, site Web
Coalition contre la répression et les abus policiers, site Web
La poursuite civile
Il est aussi possible de déposer une poursuite civile contre les policiers et policières visé-e-s et leurs employeurs (le service de police et la ville). Vous devrez prouver : la faute (le fait que les policiers et policières n’ont pas respecté leurs règles de conduite, soit la norme du policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances), les préjudices subis (blessures, douleurs, trauma, perte de revenus, etc.) et le lien de causalité entre cette faute et les préjudices.
Vous avez généralement six mois pour déposer votre poursuite, ou trois ans en cas de préjudice corporel (Doré). Par exemple, une poursuite pour arrestation illégale doit être déposée dans un délai de six mois, mais une poursuite pour utilisation de force excessive causant des blessures peut l’être dans un délai de trois ans. Par ailleurs, un « avis d’action » qui informe la ville ou la municipalité visée de l’intention de poursuivre doit dans certains cas être envoyé dans un délai de 15 ou 60 jours suivant l’événement. Cet avis est obligatoire notamment pour les dommages causés aux biens, mais n’est pas requis en cas de préjudices corporels (Doré; Loi sur les cités et les villes, art. 585 et 586; Code municipal, art. 1112.1).
Si vous réclamez 15 000$ ou moins en dommages, vous devez vous adresser aux petites créances, qui est une division de la Cour du Québec. Pour les plus grosses réclamations, c’est la chambre civile de la Cour du Québec ou de la Cour supérieure qui ont compétence. Le plus souvent, les demandeurs ou demanderesses choisissent d’y être représenté-e-s par avocat-e. L’exercice d’un tel recours entraîne des frais à considérer, tels que les timbres judiciaires, les notes sténographiques, les frais de huissier, les honoraires d’avocat-e-s et les frais d’expertise, si applicable.
L’aide juridique n’est pas disponible lorsqu’on poursuit pour une indemnisation financière, sauf pour de rares exceptions où la sécurité physique ou psychologique, les moyens de subsistance ou les besoins essentiels d’une personne sont mis en cause, ou qu’il y a atteinte grave à la liberté. La personne doit rester admissible financièrement à l’aide juridique tout au long des procédures.
Devant la Cour des petites créances, les parties ne sont pas représentées par un-e avocat-e, bien qu’il soit possible d’en consulter un-e pour vous préparer. La procédure est simplifiée et le greffier ou la greffière peut vous aider à la comprendre et à remplir les formulaires. D’abord, vous devez envoyer une mise en demeure au service policier visé, puis déposer une demande introductive d’instance en personne, par la poste ou par Internet (des frais de 100$ à 200$ sont alors exigés). Une médiation optionnelle et gratuite sera proposée, mais vous pouvez la refuser.
Lors de l’audition, qui peut attendre jusqu’à deux ans, vous devrez présenter votre version des faits et vos preuves pour l’appuyer, puis le policier ou la policière présentera sa défense. Bien souvent, le ou la juge rend son jugement sur place et le service de police a alors trente jours pour acquitter les dommages accordés. Le jugement est final et sans appel.
Des manifestant-e-s ont déjà obtenu des dédommagements aux petites créances suite aux interventions policières. Par exemple, la Cour a reconnu que les droits constitutionnels d’un manifestant avaient été violés lors d’une manifestation à Québec en 2012 et a accordé des dommages de 4 000$ (Bérubé). Dans une autre décision en novembre 2021, la Cour des petites créances a octroyé jusqu’à 15 000$ à deux manifestantes pour détention injustifiée dans le cadre d’une manifestation contre le sommet du G7, le 8 juin 2018 à Québec (Forgues).
Références :
Bérubé c. Ville de Québec, 2014 QCCQ 8967
Code municipal du Québec, RLRQ c C-27.1
Doré c. Verdun (Ville) (1997) 2 RCS 862
Forgues c. Ville de Québec, 2021 QCCQ 10730
Justice Québec, Les petites créances
Loi sur les cités et les villes, RLRQ c C-19
L’action collective
L’action collective (souvent appelée recours collectif) permet de déposer une poursuite civile au nom de tous ceux et toutes celles qui ont vécu une situation semblable. Une ou des personnes agissent alors comme représentant-e-s, c’est-à-dire comme porte-parole de toutes les personnes visées. Celles-ci n’ont pas besoin d’être connues ou identifiées, il suffit de bien définir leurs caractéristiques en tant que groupe. Être représenté-e par avocat-e est obligatoire. Une demande peut être présentée au Fonds d’aide aux actions collectives du Québec pour obtenir une aide financière pour défrayer les dépenses du recours, notamment les honoraires d’avocat-e-s, les frais d’expertise et les frais de cour (Fonds d’aide aux actions collectives).
L’action collective doit d’abord être autorisé par le tribunal compétent afin d’aller de l’avant. Ensuite, un avis est publié afin de faire connaître le recours. Les personnes visées peuvent s’en exclure. Une entente de règlement peut être conclue à tout moment et mettre fin à l’action collective en contrepartie d’un dédommagement. Elle doit être approuvée par le tribunal.
Sinon, un procès aura lieu et un jugement sera rendu, dans lequel l’action sera acceptée ou refusée et s’il y a lieu, ordonnera le paiement de dommage. Le jugement peut être porté en appel (Éducaloi ; RJQ).
Par exemple, au moment d’écrire ces lignes en novembre 2021, des recours collectifs sont toujours en cours pour seize arrestations lors des manifestations étudiantes de 2012 et 2015. Ils ont été autorisés à procéder (par exemple, Lord). Il a été révélé dans les médias en octobre 2021 qu’une entente de réglement à l’amiable a été adoptée par le comité exécutif de la Ville de Montréal (Le Devoir). Cette entente prévoit que les manifestant-e-s seront dédommagé-e-s pour un montant total de 6 millions de dollars et que des excuses seraient publiées par la Ville de Montréal. Cette entente doit toutefois être entérinée par la Cour supérieure.
Dans une autre décision récente, la Cour supérieure a rejeté en juin 2020 une action collective pour une manifestation de 2015 à Québec (Moreault) et la demande d’appel a été rejetée en novembre 2020 (Moreault).
Dans le cas de deux actions collectives pour les arrestations massives durant les manifestations du G20 de Toronto en 2010, une entente à l’amiable publique a été approuvée en octobre 2020, octroyant 16,5 millions de dollars en compensations et imposant au service de police de formuler des excuses et de s’engager à améliorer certaines pratiques policières spécifiques (Good).
Références :
Éducaloi, Démarrer une action collective
Fonds d’aide aux actions collectives, Aide financière
Good v. Toronto Police Services Board, 2020 ONSC 6332
Le Devoir. Montréal versera 6 millions de dollars à des manifestants. (31 octobre 2021).
Lord c. Montréal (Ville de), 2013 QCCS 4406
Moreault c. Ville de Québec, 2020 QCCS 2267